Edith Lejet, l’hommage du disque

 

par Gérard Denizeau, Paris IV-Sorbonne

 

(Article publié dans la revue « L’Education musicale » N° 519/520 - Janvier/février 2005)

 

 

 

De l’appel initial à l’accomplissement artistique

Rares sont les compositeurs contemporains dont la destinée s’inscrit avec une aussi radieuse évidence sous le signe de la vocation. Fascinée dès l’enfance par tous les mystères du sensible voilés sous le mot, la couleur ou la note, Edith Lejet, « secrète, idéaliste, réfléchie, ardente… », s’est appliquée d’emblée à en déchiffrer les secrets expressifs. Deux découvertes sont décisives en la matière : celle de l’immortelle Symphonie fantastique de Berlioz, puis celle des Etudes de Chopin sous les doigts de Jeanne-Marie Darré (« Une femme pouvait donc faire de sa vie une haute réussite » !). Précocement initiée au solfège et au piano, éprouvant par ailleurs très tôt le bonheur d’assembler des formes et des couleurs sur le papier, la toute jeune fille opte finalement pour la musique.

En dépit de sa singulière modestie, il n’est pas inutile de rappeler que son apprentissage - à l’écoute de Marcel Beaufils, Roland-Manuel, Jacques Chailley, Henri Challan, André Jolivet ou Henri Dutilleux - relève du parcours triomphal : concours d’entrée au Centre de préparation de La Fontaine, professorat de musique des écoles de la Ville de Paris (pour rassurer un père soucieux de sécurité matérielle), premiers prix d’esthétique, d’harmonie, de contrepoint, de fugue et de composition au Conservatoire de Paris, Grand Prix de Rome en 1968, Pension à la Casa de Velazquez à Madrid en 1968-1970 !

Stagiaire au GRM en 1966, chargée d’enseignement de l’harmonie à la Sorbonne en 1970-1972 (bref passage mais qui a laissé un lumineux souvenir à des étudiants qui étaient à peine ses cadets), elle est nommée, dès janvier 1972, au CNSM de Paris, obtenant en 1992 la chaire « Ecriture, Musique du XXe siècle », tout juste créée par Xavier Darasse.

Si l’on ajoute à tout cela nombre de récompenses dispensées par les plus hautes institutions françaises et étrangères (la dernière n’étant autre que le Prix de Composition Nadia et Lili Boulanger décerné par l’Institut de France, le 19 novembre 2003), le risque est réel de se figurer Edith Lejet sous les traits réducteurs d’une « forte en thème », miraculeusement douée mais éloignée des tourments contingents. Etrange erreur de perspective, si l’on se rapporte à ses propres mots : « Je me sens assez étrangère aux recherches qui ne sont qu’intellectuelles et spéculatives… J’accorde une grande importance aux valeurs que représentent la spontanéité et l’intuition ainsi qu’à la fraîcheur qu’elles génèrent ». Des mots qu’aucun des maîtres qu’elle se reconnaît - Debussy et Ravel au premier chef - n’eût certes désavoués.

C’est peut-être derrière cette vigilance pratiquée depuis toujours à l’appel de l’indicible que se découvrent les secrets de la magie sonore nuançant sa captivante musique. Une musique dont la réputation est internationale (elle a été jouée au Canada, au Japon, au Portugal, en Israël, en Hollande, en Belgique, en Suisse, en Norvège, en Espagne, en Yougoslavie, etc .) mais dont le disque révélera au mélomane les horizons sonores à proprement parler inouïs.


Six œuvres en quête d’auditeurs

Des six pièces formant le programme du disque, les interprètes sont tous à louer, l’heureuse conjonction de leur extrême compétence et de leur intelligence musicale servant d’inestimable façon une musicienne particulièrement exigeante. Cheville ouvrière de cette entreprise, le chef Jean Thorel occupe déjà depuis un certain temps une place émérite dans la création sonore de notre temps ; nul doute que cette ultime réalisation ne renforce encore cette enviable position.

Au même titre, le guitariste Olivier Chassain, l’organiste Julien Bret, l’ensemble orchestral Stringendo et le chœur féminin de Saint-Quentin en Picardie suscitent la plus vive admiration pour leur engagement esthétique et leur autorité artistique.

Composée durant l’été 1976 pour Radio-France - qui en assura la création par l’Ensemble à vent Maurice Bourgue dirigé par Daniel Chabrun, en 1977 -, la partition d’Espaces Nocturnes sollicite un effectif favorisant le processus fusionnel qui forme son premier caractère : flûte, flûte en sol, clarinette, clarinette basse, percussion (3 timbales, 2 toms, 2 temple-blocks , marimba, vibraphone, gong, cloches tubulaires, flûte à coulisse), harpe et contrebasse.

Diaprure féerique de couches sonores infiniment légères et lumineuses, l’œuvre se déroule en un seul mouvement, tout de liberté et d’invention, émouvante analogie de la palette sonore nocturne au cœur de la nature. La prépondérance des flûtes ajoute au sentiment d’abolition du temps et de dissolution du réel, mais l’oreille, qui ne perd jamais ses droits, s’enchante tout aussi bien de la séduction de cette parure sonore que de la solidité d’une structure fondée sur la réminiscence d’intervalles fixes et de procédés d’écriture récurrents à la source d’étranges et pénétrants effets de contrastes et d’échos.

Sous le titre poétiquement évocateur d’Améthyste, la deuxième œuvre atteste la profondeur de la veine mélodique d’Edith Lejet. Ecrite en 1990 pour l’ensemble Stringendo de Jean Thorel, qui la crée la même année, salle Gaveau, elle fait appel aux cordes du quintette distribuées selon les règles de l’équilibre acoustique (4-3-2-2-1). Ses couleurs incantatoires frappent d’emblée ; dans une première partie, le traitement privilégié de trois pupitres isolés (premier violon, premier alto, premier violoncelle), intervenant à tour de rôle, confèrent au discours une prégnance spirituelle d’une saisissante profondeur. En revanche, dans le second volet de l’œuvre, la marque conflictuelle du style concertant semble l’emporter, signifiée par d’inattendus trépignements rythmiques sur fond de champs harmoniques qui relèvent plus de la combinatoire des rencontres que de la verticalisation d’agrégats chiffrables. La musique échappe à toute domestication par l’analyse, elle fuit, ouvrant un sillage lumineux vers d’inaccessibles lointains…

Avec Des Fleurs en Forme de Diamants, pièce concertante pour guitare et sept instruments (flûte, clarinette en sib, basson, marimba, alto, violoncelle, contrebasse) commandée par l’Etat en 1997 et créée à Bordeaux par Olivier Chassain et l’Ensemble « Musique Nouvelle » de Michel Fusté-Lambezat, le 29 avril 1998, c’est un univers nouveau qui surgit. C’est qu’au gré de son séjour à la Casa de Velazquez, Edith Lejet a eu l’occasion de découvrir en profondeur les charmes de la guitare, instrument « puissant, violent, passionné », héritière d’une longue et noble tradition, dépositaire des secrets du flamenco et accompagnatrice inévitable des tragédies rituelles de la corrida. Aussi la lutte concertante se place-t-elle ici sous l’apparence symbolique des jeux mortels de l’arène. D’où la tension extrême qui agite d’un bout à l’autre cette page musicalement fondée sur le principe d’une variation perpétuelle, les séquences mélodiques oscillant continûment sur deux échelles sonores complémentaires.

Le Diptyque pour orgue et cordes (2002-2003) répond à une commande de l’Ensemble orchestral Stringendo ; opposant trois premiers violons, deux seconds violons, deux altos, deux violoncelles et une contrebasse à l’orgue, il a été créé le 3 janvier 2004 en l’église Notre-Dame du Val-de-Grâce sous la direction de Jean Thorel, Julien Bret assurant la partie d’orgue. D’une pureté singulière, le discours musical repose sur des échelles modales particulières dont l’auteur tire d’étonnants effets harmoniques et ornementaux. Encore une fois, l’invention mélodique fait merveille, notamment dans le premier volet au cours duquel on assiste à un processus complexe de transmission des conduits et des motifs aux divers pupitres, les cordes et l’orgue s’en disputant respectivement l’émission. C’est dans la seconde partie que se résout cet insoluble conflit, l’orgue s’emparant du chant auquel il confère des accents obsessionnels sans que son caractère de transe nuise jamais au contrôle formel du discours primordial soutenu, discrètement mais puissamment, par l’ensemble des cordes.

Les Trois Chants pour un Noël, écrits sur des textes de René David, ont été créés en 1995 par la Maîtrise de Radio-France (commanditaire de l’ouvrage) dirigée par Denis Dupays ; le chœur d’enfants, à trois voix égales, peut y recevoir un soutien instrumental discret : hautbois, clarinette, basson et percussion. Le plus remarquable dans cette partition demeure la clarté des lignes mélodiques, merveilleusement adaptées au timbre des voix évoluant dans le registre aigu. C’est en raison directe de la fusion recherchée des mots et de leur expression sonore que le chant y semble d’une naïve fraîcheur lors même qu’il repose sur des échelles inconnues de tous les traités d’harmonie ! Successivement, « En ce temps-là », « Les Mages » et « Berceuse » restituent ainsi pour l’auditeur enchanté le climat miraculeux de la veillée sacrée.

Avec Harmonie du Soir (1975-1977), pièce pour douze cordes (4-3-2-2-1) commandée par le ministère de la Culture et créée en 1977 à Grenoble par l’Orchestre à cordes de Stéphane Cardon, semble s’instaurer peu à peu le règne du silence. Ce n’est pas un hasard si le titre est emprunté à Baudelaire, chez qui « les sons et les parfums tournent dans l’air du soir », cependant que « le violon frémit comme un cœur qu’on afflige » ! Ici, c’est à l’alto qu’est confiée, au centre de la composition, la plus émouvante des plaintes, lointain écho d’une plainte qui se dissipe au souffle du temps.

 Ainsi se clôt le cycle enchanteur de ces pages frémissantes, destinées à ceux qui croient à la beauté immanente de la musique - même contemporaine ! - et surtout à ceux que trop de décevantes expériences ont conduit à douter de cette même beauté.

 

 

 

Texte reproduit avec l’aimable autorisation de Francis B. Cousté et Gérard Denizeau