« Trois Poèmes d’après César Vallejo »
(Aube, Notre planète, Les éléments)

pour Soprano dramatique ou Mezzo-Soprano et piano
(éventuellement Baryton et piano)

Durée totale : 13 minutes
Composition en 2022
Commande du Centre " Présence Compositrices "
Création le 21 novembre 2022 à Toulon, par Julie Nemer, Mezzo-Soprano, et Marie-France Giret, piano.


Choix de trois poèmes en langue espagnole extraits de Trilce, de César Vallejo :

Ecrits au Pérou il y a tout juste un siècle, en prison pour raisons politiques, ces textes de César Vallejo traitent de sujets d’ordre existentiel avec des questionnements étonnamment actuels, et présentent l’avantage d’appartenir au domaine public.

J’ai été très motivée dans ma démarche de compositrice par ces trois poèmes de Trilce, n° 43, 59 et 77, notamment du fait de leur dramaturgie sous-jacente, et leur aptitude à soutenir une construction musicale.

Ils se présentent dans une langue manipulée qui triture la grammaire, crée des ponctuations illogiques et utilise des mots inexistants (néologismes). Leur sens précis dans ces circonstances devient ambigu, flou. Plutôt énigmatiques, ils offrent un vaste champ d’interprétations possibles, ce qui rend toute traduction délicate et critiquable. Bien qu’il s’agisse d’une gageure, je me suis cependant permis d’en proposer moi-même une adaptation en langue française.

A mon avis, pour bien prosodier un texte, le compositeur doit connaître parfaitement toutes les subtilités de la langue écrite et parlée qui est employée. C’est pourquoi a priori je ne souhaite pas mettre en musique un texte qui ne serait pas en Français. Mais la langue française, du fait de ses « e » muets et de ses liaisons, pose de réels problèmes. Beaucoup de paroliers de chansons construisent leurs textes en tenant compte de ces embûches. En me chargeant moi-même de la traduction, j’ai pu être vigilante et choisir les mots les plus favorables pour une compréhension aussi correcte que possible du texte.

A titre d’exemple, le Poème 1, AUBE, commence par « Quien sabe » avec un traitement de la forme interrogative un peu spécial voulu par l’auteur. En français, « qui sait ? » risque d’être perçu comme « qui c’est ? ». D’où mon choix de « Qui peut savoir ? »

Dans le Poème 2, NOTRE PLANETE : la deuxième strophe commence ainsi : « Pacifico inmovil, vidrio, preñado de todos los posibles ». A la traduction la plus littérale, qui serait : « Pacifique immobile, verre, gros de tous les possibles », j’ai préféré : « Océan Pacifique immobile, surface de verre, capable de tous les possibles », à cause du mot « verre » qui crée une ambiguïté avec la couleur verte.

Le Poème 3, LES ELEMENTS, se termine par « Canta, lluvia, en la costa aun sin mar ! », soit « Chante, pluie, sur la côte encore sans mer ! ». Mais cette traduction littérale donnera lieu à une compréhension erronée du texte, car en premier lieu on pensera à la mère, la madre, d’où mon choix : « Chante, pluie, sur la côte encore sans océan ! ». C’est cette phrase mystérieuse qui clôt le recueil poétique Trilce, évoquant sans doute la crainte de la sécheresse, peut-être le pire des fléaux.

Mes commentaires sur chacun des poèmes :

Aube :

Ce texte n’est pas rationnel. Vallejo brouille les pistes et empêche l’accès à une compréhension évidente. Le poète s’adresse à l’aube, avec un « a » minuscule, et la personnifie. Mais qu’est-ce que l’aube, sinon le court moment où apparaît à l’horizon, dans un climat d’étrangeté, la première lueur du jour, initiatrice d’une nouvelle journée ? Une notion de cet ordre peut-elle être personnifiée ? Sans doute puisqu’elle le fut dans la tradition grecque antique (la déesse Eos) que Vallejo n’ignore pas. Le poète lui demande d’avoir de la compassion et d’être clémente vis-à-vis de cet être, soit-il humain ou animal (lui-même ?), qui n’a pas d’autre choix que de vivre la nouvelle journée qui va se dérouler. Il y a une leçon de philanthropie au cœur de ce poème. Mais, très fort également, un sentiment de claustrophobie, d’angoisse et de mal-être : la créature est prête à s’enfuir au moindre signe, et comptabilise ses possibilités de s’échapper.

Je remarque des mouvements circulaires dans la conception poétique : il n’y a pas que l’animal qui « se tourne et se retourne sur lui-même ». Il y a aussi les mots ou les expressions qui viennent et reviennent tout en ponctuant le poème par leur insistance.

Notre Planète :

On retrouve des thèmes déjà présents dans le texte précédent : la vie et la mort, l’amour, ou encore la souffrance à laquelle nous sommes condamnés, ne serait-ce que par la rotation inéluctable et incessante de la sphère terrestre et par l’érosion qui en résulte. Est aussi évoqué l’emprisonnement dans « le petit enclos familier », avant que la Terre, du fait de la force centrifuge que provoque son mouvement giratoire, nous pousse hors de son orbite, provoquant notre fin.

Ici plus encore, les mots participent par leur répétition au tournis qui caractérise ce poème dont la thématique se concentre sur la fuite inexorable du temps.

Les éléments
:

Ce texte plutôt mystérieux, qu’il n’est pas évident de décrypter, traite des quatre éléments. L’eau est au centre du poème, mais il est aussi question d’air à propos des grêlons (« l’abondance des perles recueillies à la gueule même de chaque tempête »), question de feu (l’eau « jaillirait de tous les feux »), ou question de terre, nécessaire pour enterrer les morts.

La scène se déroule dans un climat de violence. Il n’est pas exclu en effet de succomber à cette tempête de grêle, qui provoque un grand chaos.
Mais terminant sur une note positive, Vallejo insiste sur le fait que le chant de l’homme, ainsi que celui de la pluie, sont de nature à créer l’harmonie.


Musicalement :

Chacune de ces trois pièces musicales se voudrait émanation directe et fidèle du poème de Vallejo qui en a motivé la composition. Tout a été mis en œuvre pour rendre les mots aussi perceptibles que possible au sein d’un déroulé temporel susceptible de dévoiler la charge émotionnelle inhérente à ces trois poèmes. Chaque pièce individuellement s’inscrit sur un décor sonore caractéristique qui lui est propre :

Pièce n° 1 : un fragment pianistique évoque le pas de l’être qui, méfiant, craintif, « vient à toi » en ce petit matin encore obscur, chargé de mystère.

Pièce n°2 : pour figurer la sphère terrestre qui « tourne et tourne sans s’arrêter une seconde », deux signaux sonores, l’un grave, l’autre aigu, se font entendre tout au long de la pièce à intervalles réguliers, de façon déphasée, chacun selon sa propre périodicité.

La partie vocale est souvent syllabique, notamment lors de passages bien pulsés qui s’articulent en alternance irrégulière de manière binaire ou ternaire en fonction de la prosodie ; mais on trouve aussi, en contraste, une mélodie plus souple de type ornemental : en effet avec la deuxième strophe au ton soudain méditatif, un chant mélismatique prend naissance à partir d’une courte formule empruntée au chant grégorien.

Pièce 3 : Dans « Les éléments », le matériau de base, tout en notes piquées, évoque la pluie, voire la grêle. La partie vocale y est tantôt recitativo, tantôt déclamée comme une cantillation.

Edith Lejet

Retour